L’alimentation, marqueur d’inégalités
Aujourd’hui, l’alimentation est prise dans un paradoxe : la société encense un modèle alimentaire sain, valorise le goût « authentique » et le circuit court, tout en laissant une partie de la population dans l’impossibilité pratique d’y accéder. Dans les faits, ces produits restent surtout accessibles aux ménages les plus aisés. Les familles en situation de pauvreté vivent quant à elles dans le « trop peu de tout ». Elles sont souvent contraintes de recourir à l’aide alimentaire, ce qui limite leurs choix et leur liberté de décider de ce qu’elles mangent.
Cette précarité touche aussi les producteurs locaux. Eux aussi sont fragilisés par la pression des filières agro-alimentaires et de la grande distribution. L’expérimentation a donc cherché une voie qui soutienne à la fois des ménages à faibles revenus et les petits producteurs.
La coopérative Paysans-Artisans, fondée en 2013 dans le Namurois, organise des circuits courts qui rémunèrent pleinement le travail des producteurs et cherchait déjà à élargir l’accès à ses produits au-delà des classes moyennes aisées. L’expérimentation « Paysans-Artisans pour tous », et la recherche le « Pouvoir des Vivres » qui en découle s’inscrivent dans cette démarche.
Entre pouvoir d’achat et pouvoir de vivre
Depuis mars 2024, une expérience-pilote est en cours dans le Namurois. Elle allie la coopérative Paysans-Artisans et, progressivement, 15 partenaires associatifs. Parmi ceux-ci, plusieurs maisons médicales, diverses services sociaux, l’asbl Art 27, le Relais Social Urbain Namurois, Li P’tite Buweye, les Trois Portes… et le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP).
Le projet : des ménages qui connaissent des difficultés socio-économiques, impliqués dans une de ces associations partenaires, reçoivent une petite carte qui leur donne accès à une réduction de 50 % sur tous les produits achetés dans un des neuf magasins de quartier Paysans-Artisans. Avec un plafond d’utilisation de 200 € d’achats mensuels (100 € de réduction). Le dispositif est basé sur la confiance, une dimension centrale pour les participants, qui apprécient ne pas devoir se justifier de manière perpétuelle.
La recherche participative s’est déroulée avec des Témoins du vécu militants (TVM) du RWLP. Pour Paysans-Artisans, il s’agissait aussi d’ouvrir ses lieux de vente à des publics plus divers, et de ne pas rester dans un entre-soi. Pour les TVM, cela a pris la forme d’un triple défi. Social, parce que faire ses courses chez Paysans-Artisans signifie côtoyer des groupes qui se rencontrent rarement. Symbolique aussi, car utiliser la carte peut raviver le stigmate de la pauvreté : plusieurs TVM parlent d’une honte intérieure et de la peur d’être “repérés”. Culturel enfin, puisque l’expérience confronte des habitudes alimentaires construites dans la contrainte et d’autres pratiques valorisées dans ces magasins. Autrement dit, la carte ne joue pas seulement sur le pouvoir d’achat : elle touche aussi à la place qu’on se sent avoir, à l’image de soi et au rapport à l’alimentation.
Retrouver le goût et reprendre la main
Malgré ces obstacles, l’expérimentation a rapidement montré qu’un accès régulier à des vivres suffisants et de qualité change bien plus que le contenu de l’assiette. Les participants parlent d’un « pouvoir » retrouvé, qui redonne du goût – au sens propre comme au figuré – et restaure la confiance en soi.
Au fil de l’expérimentation, plusieurs TVM racontent qu’ils ont pu quitter une alimentation dictée par la contrainte pour accéder à une forme de liberté. Celle de choisir, d’essayer, de se faire plaisir et de redécouvrir des goûts parfois mis de côté. Certains effets sur la santé ont été directement rapportés, comme une perte de 25 kilos « sans rien changer à [ses] habitudes de vie, à part la nourriture », ou la découverte de produits jugés plus nutritifs et rassasiants.
La nourriture est aussi redevenue un moyen de convivialité. Certains se sont autorisés des « plaisirs luxueux » (chocolats artisanaux ou bières régionales) qu’ils partageaient avec leurs proches.
La question du financement
Le financement s’appuie sur une caisse de solidarité, alimentée par l’achat de bons de solidarité à 3 € par les citoyens consommateurs des magasins. Cette caisse est doublée par la Cellule Manger Demain de la Wallonie et augmentée par la Loterie Nationale. La participation de cette dernière, dans le cadre de son appel à projets « développement durable », a suscité des questions éthiques chez certains TVM, qui y voyaient un paradoxe avec la philosophie du projet. Une rencontre avec ses représentants a d’ailleurs été organisée.
Pour Thérèse-Marie Bouchat, co-directrice de Paysans-Artisans, le modèle ne peut perdurer qu’avec une solidarité citoyenne d’une part, un subside structurel des pouvoirs publics d’autre part. Maintenir le juste prix pour les producteurs crée un écart de coût inévitable pour les personnes en situation de pauvreté, tant que le droit à revenu décent n’est pas effectif pour toutes et tous. La coopérative assume donc aussi une ambition politique, celle d’orienter l’argent public « vers des systèmes plus justes ».
Au-delà de l’assiette
Au terme de dix-huit mois, « Le Pouvoir des Vivres » montre que l’accès à une alimentation locale et de qualité peut produire des effets bien plus larges que la seule nutrition. Des participants évoquent le fait que cette carte de réduction est aussi une carte d’augmentation des droits, avec une meilleure santé et un lien social ravivé par le partage. L’enjeu, désormais, est d’étendre ce modèle à un collectif plus large, tout en trouvant les conditions de financement qui permettraient de le pérenniser.
Pour consulter la recherche : https://www.intermag.be/images/stories/pdf/rta2025m11n3.pdf