Unir les forces
C’est en 2022, au cours d’une réunion de l’AJP (Association des journalistes professionnels) et de manière un peu informelle, que naît cette idée de mise en commun. Le collectif, baptisé Kiosque, réunit Alter Échos, Axelle, Imagine, Le Ligueur, Médor, Tchak et Wilfried, sept médias de l’ES confrontés à des défis communs, qui se sont dit “Pourquoi ne pas coopérer plutôt que rester isolés ?”. Leur initiative se structure autour de deux axes : un volet plaidoyer, qui vise à sensibiliser les pouvoirs publics à la réalité et aux besoins spécifiques des médias indépendants, et un autre dédié à la mutualisation d’outils.
Bien que Kiosque ne soit pas une fédération à proprement parler, ses membres ont mené des actions communes, comme une rencontre avec la ministre des Médias, ou des prises de position collectives, notamment lors de la Journée de la liberté de la presse.
La mise en commun d’outils reste un exercice complexe : les structures juridiques, les modèles économiques, tout comme les missions éditoriales ou les outils de gestion varient d’un média à l’autre. Kiosque explore donc des formes de coopération souples, parfois à deux, trois ou quatre selon les projets. L’objectif n’étant pas de produire du contenu commun – chaque média garde sa ligne éditoriale et son identité – mais de mutualiser certains leviers (de diffusion, communication, etc.) afin de renforcer leur impact collectif, sans gommer les spécificités de chacun.
Assurer la diversité
Car c’est précisément ce que défendent ces médias indépendants : offrir une diversité de points de vue, multiplier les grilles de lecture, enrichir le débat démocratique. Mais cet impératif se heurte à un paysage médiatique de plus en plus concentré, où la pluralité s’efface derrière une uniformisation des contenus.
En Belgique francophone, le paysage médiatique est désormais dominé par quatre grands groupes – trois privés, IPM, Rossel, Roularta, et un public, la RTBF – concentrant la quasi-totalité des titres de presse, chaînes de radio, de télévision et sites d’information. Cette concentration a des effets directs sur l’emploi : les fusions entraînent des restructurations, la réduction des effectifs, et une précarisation accrue du métier de journaliste. Elle menace également le pluralisme de l’information, car malgré la coexistence de titres différents, les contenus sont souvent identiques ou partagés entre médias d’un même groupe. L’actualité est alors traitée selon un prisme unique, réduisant la diversité des voix, des regards, des récits.
La concentration croissante des médias représente aussi un enjeu politique majeur car elle fragilise le pluralisme de l’information et, par ricochet, la vitalité démocratique. L’exemple du groupe Bolloré en France est particulièrement révélateur : en moins de vingt ans, cet industriel a bâti un empire médiatique couvrant la presse écrite, la radio, la télévision et l’édition, pesant désormais lourdement sur l’orientation des débats publics. Une telle configuration permet à un acteur privé d’influencer l’agenda politique et de soutenir ouvertement certains partis, au détriment de la diversité des opinions et de l’indépendance éditoriale
Au-delà de cette concentration médiatique et de ses enjeux, on observe également des changements dans les habitudes de consommation des citoyens. Notamment une hausse du phénomène d’« évitement actif » de l’actualité – les lectorats se détournant délibérément de la presse – mais aussi un recours croissant aux réseaux sociaux comme principale source d’information, et une radicalisation des opinions.
« On sent une polarisation croissante dans la société. Le vrai débat est de plus en plus compliqué, la nuance, difficile à accepter. Mais tout cela renforce notre conviction qu’un journalisme de terrain, rigoureux et indépendant, qui explique sa démarche, est plus nécessaire que jamais. » affirme Laurence Jenard.
Un journalisme robuste
Afin de rappeler ses principes fondateurs et mettre en lumière les valeurs qui le définissent et l’animent, Médor a lancé un « appel pour un journalisme robuste ». Une vision du métier sur le long-terme, qui s’oppose au culte de l’efficacité immédiate.
« Le mot “robuste”, on l’a emprunté au biologiste Olivier Hamant, qui explique que dans le monde vivant, l’efficacité ne fonctionne pas, car elle mise tout sur une seule dimension, ce qui finit par fragiliser l’ensemble. On revendique donc une autre logique : un modèle plus lent, plus complexe, mais plus durable. Le journalisme robuste, c’est celui qui prend le temps, qui tient compte de la complexité du réel, qui s’ancre dans le terrain. » précise Laurence Jenard.
Chez Médor, le choix est celui d’un modèle coopératif, local, centré sur la qualité du travail journalistique et sur de bonnes conditions pour celles et ceux qui le produisent. Dans une volonté de ne pas dépendre de la publicité et de rester à l’abri des pressions commerciales, son modèle économique repose en grande partie sur l’appui de ses lecteurs et coopérateurs. Comme d’autres titres indépendants, le magazine a déjà dû faire appel à leur soutien pour garantir sa pérennité. Une fragilité, certes, mais qui témoigne aussi d’un lien fort avec son lectorat.
« L’appel à un journalisme robuste, c’était une manière de dire : on n’est pas encore à l’équilibre budgétaire, mais on continue à mettre les moyens pour permettre un journalisme de qualité, sur le long terme. On a réduit la quantité d’articles, notamment sur le web, mais jamais au détriment de la qualité. On continue à consacrer du temps aux enquêtes, à envoyer journalistes et photographes sur le terrain, à travailler avec des outils libres… On ne promet pas une rentabilité rapide, mais une information fiable, construite dans le respect de nos engagements. » explique Laurence Jenard.
Pour rester debout
Lorsqu’on évoque des structurations ou rachats pour maintenir des médias en vie, Laurence Jenard nuance. Pour elle, imaginer une structure unique regroupant plusieurs titres reviendrait, même avec les meilleures intentions, à reproduire les logiques de l’économie classique. Le rôle structurant de l’économie sociale peut se trouver ailleurs : dans des formes de coopération souples, comme le collectif Kiosque, qui privilégie la mutualisation à la fusion, la coopération à la centralisation, et dans la capacité à sensibiliser à l’importance d’une pluralité médiatique.
Si la Belgique est relativement bien classée au dernier classement mondial de la liberté de la presse, passant de la 31e à la 16e place sur 167 pays, des risques moins visibles subsistent. Selon le CSA, l’atteinte au pluralisme de l’information constitue aujourd’hui l’une des principales menaces pour la presse belge francophone.
Soutenir la presse indépendante, c’est activer un cercle vertueux : celui d’un journalisme dont l’autonomie éditoriale repose sur un modèle économique transparent, porté et partagé avec ses lecteurs. Et c’est peut-être là, aujourd’hui, que se joue l’avenir du pluralisme.
Alors pour soutenir Imagine, c’est par ici : https://kiosque.imagine-magazine.com/