Le paysage géopolitique est en pleine tourmente, l’économie et le mode de vie de l’UE sont menacés par le bouleversement des normes commerciales internationales, les pressions inflationnistes, la guerre à nos frontières et les menaces qui pèsent sur notre démocratie. La réponse de la nouvelle Commission consiste à mettre l’accent sur la compétitivité et la défense, ce qui est bien sûr nécessaire, mais elle néglige de s’appuyer sur la seule forme d’économie qui a fait preuve de résilience en temps de crise, à savoir l’économie sociale. La stratégie du commissaire Séjourné consiste à mettre l’accent sur notre économie d’exportation, alors qu’elle devrait s’appuyer sur une économie sociale solide qui soutient à la fois l’activité économique et le bien-être des citoyens, des communautés et de la planète. C’est le moment de renforcer l’économie sociale et les politiques économiques qui œuvrent en faveur d’une Europe prospère. Le 1er mai, l’unité chargée de l’économie sociale (ES) et de l’entrepreneuriat social sera dissoute au sein de la DG GROW. Le démantèlement de l’unité Économie sociale entraînera la perte des connaissances institutionnelles accumulées au cours de la dernière décennie. Tout aussi alarmant, certains fonds soutenant les acteurs de l’ES (COSME) ont été soudainement supprimés ces derniers jours, ce qui suscite des inquiétudes préoccupantes pour l’écosystème.
Cette décision n’a aucun sens, ni sur le plan économique, ni sur le plan administratif. L’écosystème de l’économie sociale est important sur le plan économique, au même titre que le secteur automobile : l’économie sociale compte plus de 4 millions d’entreprises et d’organisations qui emploient directement plus de 11 millions de personnes et, en 2021, elle a réalisé un chiffre d’affaires de près de 1 000 milliards d’euros (soit plus que le PIB de la Suisse l’année dernière).
L’économie sociale ne se limite pas à cela : elle intègre de manière unique des objectifs économiques, sociaux et environnementaux. Elle privilégie les objectifs sociaux plutôt que le profit, réinvestit ses bénéfices dans des objectifs sociaux et fonctionne selon une gouvernance démocratique. C’est une économie qui œuvre pour les personnes et la planète.
L’OCDE, les Nations unies, l’OIT et la Commission européenne ont reconnu la contribution de l’ES à la croissance inclusive, à la cohésion, à la durabilité, à l’innovation et à la démocratie. Fin 2023, les 27 États membres ont convenu de « prendre des mesures afin de reconnaître et de soutenir le rôle de l’économie sociale », notamment en intégrant l’économie sociale dans leur politique industrielle nationale. L’ES soutient les objectifs de l’UE tels que les chaînes de valeur locales, les emplois de qualité et la transition industrielle propre. Portée par des entreprises ancrées localement, l’ES répond aux besoins des communautés tout en exportant à l’échelle mondiale. Sa gouvernance démocratique inclut les travailleurs, les consommateurs et les citoyens, ce qui réduit les risques de délocalisation et d’acquisitions prédatrices. Ces caractéristiques font de l’ES un élément clé de la stratégie « Made in EU ».
Les entreprises de l’ES sont présentes partout, des capitales aux zones rurales (qui représentent 45 % du territoire de l’UE et 21 % de la population), où elles offrent des activités ultra-compétitives ainsi que des services essentiels dans des zones mal desservies, permettant ainsi aux communautés de prospérer. Des petites entités aux grands groupes, l’ES apporte des solutions uniques à la crise énergétique et à la crise du logement, et donne aux citoyens et aux entreprises les moyens d’agir grâce à des solutions numériques. Elle est le moteur de la stratégie européenne pour une agriculture durable et une alimentation équitable.
« Nous sommes votre mutuelle de santé, votre club de sport, votre partenaire financier éthique, votre centre culturel local, nous prenons soin de vos bébés et de vos aînés, nous sommes actifs dans les activités industrielles et dans l’économie circulaire, nous fournissons des emplois à tous, y compris aux personnes en situation de handicap. »
De plus, l’économie sociale est un pilier de la démocratie, grâce aux organisations de la société civile et à sa gouvernance démocratique qui défend les valeurs européennes de dignité, de liberté, d’égalité et de droits de l’homme. Grâce à la durabilité et à l’autonomisation des communautés, elle construit une Europe résiliente, juste et inclusive.
Pour être honnête, la Commission européenne n’a pas totalement écarté l’ES : grâce à un plaidoyer intense, associé à un leadership et à une vision, la commissaire Roxana Mînzatu a été mandatée par la présidente Von der Leyen dans sa lettre de mission pour soutenir l’ES. Elle a accepté ce rôle avec enthousiasme et s’est engagée à promouvoir et à mettre en œuvre le plan d’action pour l’économie sociale adopté en 2021, qui s’étend jusqu’en 2030. Cette initiative a été soutenue par les commissaires chargés des affaires sociales et du marché intérieur, car ils ont compris que l’ES repose sur deux piliers : le social et l’économique. Cela s’est traduit par une coopération intense et fructueuse entre la DG GROW et la DG EMPL afin de développer davantage l’ES dans leurs activités et politiques respectives. Séparer la dimension économique et industrielle de sa mission sociale sape l’impact de l’ES, qui joue un rôle essentiel dans la promotion de l’autonomie industrielle, de la compétitivité et de la résilience territoriale.
La dissolution de l’unité ‘Social Economy’ au sein de la DG GROW est une grave erreur, car il n’y aura plus personne pour s’occuper du marché unique et superviser les initiatives et les politiques qui ont un impact sur l’ES. Non seulement cela affaiblit la compréhension de l’ES, mais cela entrave également une approche cohérente de l’ES dans les politiques économiques et mettra fin aux initiatives de la DG GROW visant à permettre aux entreprises de l’ES d’accéder aux marchés et aux aides au même titre que le secteur privé à but lucratif. Cette réduction entraînera une diminution des ressources humaines et financières ainsi que de l’expertise au sein de la Commission envers les entreprises de l’ES. D’ailleurs, des financements importants destinés à l’ES (appels COSME) ont été brusquement arrêtés la semaine dernière, sans aucune explication.
Cela survient à un moment où le monde est en pleine mutation. L’économie sociale a fait preuve de résilience tout au long des crises récentes (2008 et COVID) et constitue une source de résilience avérée pour les communautés locales. Son exclusion du volet économique et industriel de la politique de la Commission à ce moment critique est incompréhensible. Le rapport Letta sur le marché unique a reconnu que l’UE est plus qu’un simple marché. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus si les pratiques économiques sont dissociées des considérations sociales. Nous avons besoin de politiques économiques qui intègrent les dimensions sociales et environnementales, ce qui signifie également soutenir une économie qui intègre ces aspects de par ses principes de base.
À ce stade avancé, nous ne nous attendons pas à ce que le commissaire Séjourné revienne sur sa décision. Nous regrettons que le groupe d’experts de la Commission sur l’économie sociale (GECES) ait simplement été informé que la DG GROW ne participerait plus au groupe d’experts. Toutefois, nous demandons à la Commission de veiller à ce que l’économie sociale continue d’être représentée au sein de la DG GROW. Idéalement, en conservant une équipe chargée de l’économie sociale, ou tout au moins en désignant des hauts fonctionnaires de la Commission responsables de l’écosystème de l’économie sociale, des experts qui superviseraient toutes les initiatives et politiques industrielles ayant un impact sur l’économie sociale et qui coordonneraient avec le pilier social de l’économie sociale (au sein de la DG EMPL). Cela nécessite également une allocation budgétaire adéquate, et certainement pas une réduction. L’écosystème de l’économie sociale attend avec impatience un dialogue constructif et des réponses concrètes sur l’avenir de l’écosystème industriel. Nous souhaitons être reconnus comme des alliés qui contribuent à relever les défis de l’UE.