Très vite, la question de la reprise s’est invitée. Avec son lot de questions, auxquelles chaque réponse en convoquait immanquablement d’autres. Nous avons donc été méthodiques.
Comment faire le tri entre intuitions, consignes officielles pas toujours claires, prise de risque maîtrisée, responsabilité morale et responsabilité légale ? Le point de départ a été une analyse de risque réalisée par notre conseiller externe en prévention. Des lignes d’action, de prévention, claires, précises et adaptées à notre réalité de terrain. Le Coudmain, avec ses travailleurs et ses stagiaires, c’est une équipe de 100 personnes à dispatcher dans un centre d’économie sociale qui compte aussi d’autres entreprises avec d’autres travailleurs et d’autres réalités. La collaboration entre structures, et la conviction acquise qu’un avenir serein ne pourrait passer que par une solidarité et un respect accrus nous ont beaucoup aidés.
L’équipe s’est mise virtuellement autour de la table et a beaucoup échangé.
Reprise, oui. Mais avant d’évoquer le « comment ? », se posait la question du « pourquoi ? ». L’extrême précaution, dans un contexte sanitaire largement méconnu et peu facilement maîtrisable, aurait voulu une prolongation du confinement. Mais jusqu’à quand ? Ce qui devait être mis en place serait-il très différent en juillet, septembre, 2021 ? Probablement pas, au vu de ce que semble être cette pandémie. Autant donc penser, agir dès maintenant, sans précipitation, mais avec détermination.
Je retiendrai trois axes de réflexion et d’analyse qui nous ont guidés dans le processus.
Le plus trivial, mais peut-être pas que, j’y reviendrai plus loin, est l’argument économique. Nous sommes une entreprise, et nous vivons, en partie du moins de notre chiffre d’affaires (bâtiment, environnement, soudure et service IDESS). Si notre budget 2020 pouvait encaisser la perte de deux mois d’activités, la prolongation pouvait commencer à être dommageable, avec les risques, e.a. sur l’emploi de certains membres de l’équipe. Hors de question. L’activité, c’est aussi une série d’engagements à l’égard de clients dont le cadre de vie dépend de notre intervention. Un chantier de salle de bains interrompu dans une rénovation, ça n’est pas très drôle. Et puis, tous les clients précarisés de notre service IDESS : beaucoup de retraités dont le maintien à domicile dépend directement de nos services, tout comme ceux de l’aide-ménagère ou l’aide-familiale. On touche ici à la responsabilité sociétale. Un système qui se fige risque l’effondrement. Nous faisons partie d’une chaîne, de nos fournisseurs à nos clients. Se retirer, c’est refuser le collectif, quelles qu’en soient les raisons. Et comment assumer notre désaffection face aux « héros » de première ligne ? Comment applaudir les soignants, dont la responsabilité est immédiate lorsque la nôtre est de moyen et long terme ?
Le deuxième axe relève de l’analyse du système restreint qu’est une entreprise ou une association structurée sur l’interaction de ses travailleurs, instances de gestion et bénéficiaires. Le lien qui fait sens est celui qui se construit dans le rythme de l’action et de ses pauses. Notre temporalité est sociale. Nous la vivons depuis la plus tendre enfance. Elle construit notre psychisme, notre métabolisme et notre relation à l’environnement, physique et humain. Il est frappant de constater à quel point nous avons pu être désorientés lorsque ce temps social s’est brutalement évaporé. Beaucoup ont évoqué un sentiment d’étrangeté. Oui, l’humain peut s’adapter à autre chose et ce temps social n’est pas irremplaçable. Mais le projet n’est pas (encore) la construction d’un monde post-apocalyptique. C’est un autre débat. Il s’agit ici de maintenir l’efficacité de nos structures et de leur garantir un fonctionnement basé sur des liens, des routines, des échanges et de l’action quotidienne autour d’un projet commun dont l’efficacité ne peut être que celle d’une machine bien rôdée et bien huilée. Un mécano sait combien il est difficile de remettre en route une voiture laissée trop longtemps à l’abandon. Notre défi est le même. Le Coudmain n’existe que par ses interactions.
Finalement, la responsabilité que nous avons à l’égard de nos stagiaires. Nous sommes des travailleurs qui avons pu garder, un temps, nos revenus intacts. Les vacances printanières un peu prolongées nous ont fait, finalement, beaucoup de bien. Mais notre mission est de permettre à d’autres, socialement, économiquement, psychologiquement beaucoup plus fragiles de sortir la tête de l’eau et de construire un projet. Nous savons tous à quel point la mobilisation, e.a. temporelle, est compliquée en début de formation pour beaucoup d’entre eux. Plus le temps passe, plus on risque d’en perdre. Savoir que certains sont restés enfermés pendant deux mois dans une chambre de bonne me crispe. Pour certains, il n’y a pas de vie en dehors du Coudmain. Nous ne pouvons pas les en priver plus longtemps.